La francophonie économique, entre espoirs et réalités

Entretien avec Cécile Jodogne, Secrétaire d’Etat au Commerce extérieur

Quelle est votre perception du rôle de la francophonie à l’heure de la globalisation ?

Cécile Jodogne – 200 millions de locuteurs, neuvième langue parlée, deuxième langue la plus apprise,... le rayonnement de notre langue et culture dans le monde est une évidence. Les projections démographiques quant à elles prévoient que la population francophone devrait atteindre les 750 millions en 2050, dont 85% en Afrique.

L’importance chiffrée à l’échelle mondiale est une chose, mais je voudrais insister ici sur un autre aspect qui qualifie mieux encore l’influence francophone aujourd’hui. Il s’agit du rôle de la francophonie en tant que tissu structurant de la diversité.

Intrinsèquement d’abord, parce que les peuples qui ont le français en partage se qualifient par des appartenances géo-ethniques très variées. Ensuite, la place que peut prendre la francophonie dans le monde d’aujourd’hui, dans la dynamique des échanges commerciaux et culturels, en font l’un des piliers de la construction d’une civilisation globale riche de ses différences. Son importance intermédiaire en nombre, en même temps que son identité forte, font de la francophonie un réseau qui participe au maintien des diversités.

Les organisations et instances internationales – OIF, l’AFP et le FFA (1), ont à cet égard un rôle de premier ordre à tenir sur la scène internationale pour promouvoir, grâce au vecteur culturel qu’est la langue française, une riche diversité culturelle, seul rempart contre l’uniformisation. Il ne peut y avoir de processus civilisationnel s’il n’y a pas dialogue des cultures. C’est grâce à l’apport des identités culturelles respectives que peut se construire une civilisation mondiale.

Je considère ici la culture au sens large : les modes de vie, les comportements, les valeurs et la création intellectuelle et artistique. Notre vision de la culture a peut-être été trop souvent restrictive. Nous avons compris avec retard que les échanges commerciaux véhiculent eux aussi des valeurs, des savoir-faire et donc de la culture. Culture et commerce sont étroitement liés.

Ce qui nous mène à la francophonie économique. N’avez-vous pas le sentiment que nous en sommes toujours aux déclarations d’intention ?

C. J. – Oui, on a peut-être trop souvent mis les déclarations avant les mesures concrètes, sans tenir compte des réalités. Je dirais d’emblée que dès lors qu’il s’agit de leviers économiques à activer, la volonté est là, mais la francophonie a bien du mal à s’imposer comme espace économique et nous sommes moins outillés et opérationnels que le Commonwealth Business Council (CBC) ou le Secrétariat général Ibéro-Américain (SEGIB), par exemple. Les raisons de cette situation sont la prédominance initiale de la priorité aux échanges culturels et l’absence d’accords économiques majeurs et de facilités de circulation entre pays de la francophonie. Il en résulte une quasi absence de supports objectifs qui inciteraient les entreprises francophones à agir selon des intérêts communs.

La francophonie économique n’est pas encore une réalité tangible pour les entreprises, mais de belles opportunités se profilent qui peuvent mobiliser et permettre d’aller au-delà des déclarations d’intention. D’abord il y a les perspectives de croissance en Afrique, dont le PIB devrait passer de 1600 à 2600 milliards de dollars d’ici 10 ans. Ensuite, je veux rappeler la volonté du Canada et bien-sûr du Québec de développer un axe économique et commercial, notamment à travers la francophonie internationale.

Le Québec est d’ailleurs pionnier de la francophonie économique, c’est lors du sommet des chefs d’Etats de 1987 au Québec que le FFA a vu le jour. J’ai eu l’honneur d’en recevoir une délégation en juin dernier, ici à Bruxelles. A cette occasion j’ai souligné l’importance de développer des réseaux francophones qui permettent de faire émerger des partenariats.

Vous pouvez revenir plus spécifiquement au continent africain ?

C. J. – Si l’on considère d’une part l’accroissement démographique et d’autre part la richesse exceptionnelle en ressources naturelles, en énergie et en matières premières sur le continent, la concomitance de ces deux facteurs devrait favoriser l’émergence de nombreuses opportunités d’investissements. Aujourd’hui déjà, le PIB moyen du continent est en augmentation constante et il affiche une progression de 4%. L’émergence d’une classe moyenne au pouvoir d’achat grandissant en est l’expression la plus tangible et l’on peut fonder l’espoir que s’installe enfin le cercle vertueux du développement et de la bonne gouvernance. Un enjeu majeur sera certainement la capacité des pays africains à réunir les conditions de la structuration de l’économie informelle.

Vu les constats qui précèdent et en raison de la proximité linguistique que nous avons avec bon nombre de pays d’Afrique du Nord, de l’Ouest et centrale, j’ai décidé de focaliser une partie de mes actions en commerce extérieur dans ces pays. Je mènerai une mission économique fin avril prochain en Côte d’Ivoire, au Benin et au Togo.

Pour ce qui est de l’Afrique du Nord, j’ai conduit une mission au Maroc en avril 2016. J’ai pu y signer un accord de collaboration avec mon homologue marocain engageant BI&E et Maroc Export à travailler ensemble afin d’accroître nos exportations respectives, tant bilatérales que vers des pays tiers en Afrique subsaharienne. Cet accord repose sur une forte synergie, articulée sur les contacts du Maroc en Afrique de l’Ouest et de la Belgique en Afrique centrale. Il sera mis en œuvre à partir de cette année sur base d’un plan commun d’actions. Plusieurs initiatives concrètes ont d’ailleurs déjà été réalisées.

En Tunisie aussi, pays à large majorité francophone, et avec lequel nous avons une relation privilégiée, la mission d’octobre dernier nous a permis de faire valoir les opportunités d’investissements pour nos entreprises dans le secteur de la construction. La demande dans le Grand Tunis, par exemple, y est en forte croissance.

L’apport des investissements étrangers en Tunisie est indispensable à la reconstruction économique du pays, où l’économie informelle représente désormais la moitié du PIB ! Encourager les investissements va de pair avec le soutien politique que nous devons réaffirmer à cette jeune démocratie confrontée à bon nombre de défis liés au contexte géo-politique et à la transition de régime.

Y a-t-il des secteurs clés pour la francophonie économique ?

C. J. – Il faut bien entendu pouvoir s’adapter aux besoins hic et nunc, comme je viens de l’illustrer avec les exemples des missions économiques au Maroc et en Tunisie. Une analyse des besoins et des opportunités est constamment mise à jour par le réseau des attachés économiques et commerciaux (AEC) de Bruxelles Invest & Export. En Afrique subsaharienne, on constate des besoins en infrastructures performantes, en technologies numériques et réseaux et pour des services financiers. Les entreprises bruxelloises ont des expertises à faire valoir dans ces domaines.

D’autres secteurs méritent d’être investis, car ils sont susceptibles de donner plus de visibilité à l’empreinte francophone, et surtout d’exercer un contrepoids face à la tendance hégémonique de la culture anglophone des affaires. Je pense aux domaines d’activité où le partage d’une même langue est une véritable plus-value pour la densification des réseaux, l’accélération et la qualité des relations commerciales.

Je citerais trois secteurs en exemples : les services juridiques et de normalisation, les services de formation professionnelle, et bien entendu les services se développant grâce aux technologies de l’information et de la transmission de la connaissance. Dans ces trois domaines, les apports langagiers et de la sémantique sont indispensables à l’élaboration de solutions pertinentes. La connaissance approfondie d’une langue partagée aussi précise que le français contribue à la performance des entreprises dans ces secteurs.

Si vous deviez choisir une seule piste prioritaire pour activer le sentiment d’appartenance des dirigeants d’entreprises à l’espace économique francophone ?

C. J. – Je prendrai l’exemple des normes (1) et des standards volontaires (2). Mis en réseaux, ce sont des outils indispensables pour les créateurs d’entreprises aujourd’hui. Cela permet de gagner du temps pour la mise en place de business modèles ou de chaînes de production. Il faut veiller à leur traduction comme à la capacité de création de nouvelles normes volontaires à travers des réseaux francophones.

À la formulation et à la validation des normes sous-tendent des choix stratégiques et éthiques. Quelle attitude face aux risques alimentaires non encore avérés (principe de précaution) ? Comment protège-t-on la propriété intellectuelle ? Quels sont les standards élaborés par des acteurs privés qui doivent rester ouverts et gratuits et comment les protège-t-on ?

Il y a une offensive réelle sur ces questions et bien d’autres liées à l’édiction et au partage des normes de production (environnementales, éthiques, sociales). La vision que semble vouloir imposer le monde anglo-saxon n’est pas toujours partagée en Europe, et ce sera peut-être encore moins le cas après le Brexit. D’autres continents comme l’Afrique pourraient nous rejoindre sur une vision qui donne plus de place aux droits humains et aux mesures régulatrices.

Au travers des organisations internationales de la francophonie, nous pouvons nous unir pour développer des outils et réseaux communs d’élaboration et de diffusion des normes et des standards. Le Brexit peut nous donner l’opportunité de développer en Europe continentale des normes en accord avec nos valeurs humanistes et d’être plus influents dans la négociation des indispensables accords commerciaux. Dans cette optique, la francophonie internationale peut apporter avec un pareil réseau, un contenu particulièrement concret qui renforce le sentiment d’appartenance des entreprises.

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(1) OIF – Organisation internationale de la Francophonie, dispositif institutionnel de la francophonie regroupant 84 Etats et gouvernements – francophonie.org

APF – Assemblée parlementaire de la Francophonie, instance démocratique relayant les aspirations des peuples francophones vers les organisations internationales et les chefs d’Etat – apf.francophonie.org

FFA – Forum francophone des Affaires – Réseau international visant à développer la francophonie économique avec une vision humaniste et dans le respect des différentes identités – ffa-int.org

(2) Une norme de production est publiée par un organisme agréé par un État ou par l’Union européenne, comme le Comité européen de Normalisation international. La norme peut être issue d’un traité international. Par exemple, elle peut être l’application pour tel secteu de production, d’une législation en matière de respect de l’environnement.

(3) Un simple standard (de facto), ou standard volontaire est généralement élaboré par une association professionnelle, un industriel en position dominante sur un marché, ou un consortium d'acteurs industriels (comme IEEE, OASIS ou W3C).